L’espace et le temps
(extrait 1)
Il était dix heures vingt-sept. J’étais au Delhaize. Peu se passait, comme je l’aimais. Samra venait de prendre son service. Elle avait laissé son foulard dans son casier, conformément aux instructions de Mr Mohamed. Le marché ne s’embarrasse pas d’états d’âme. Mr Mohamed non plus. On n’allait pas risquer de s’aliéner une partie de la clientèle pour un bout de tissu.
La chevelure luxuriante – hors foulard – de Samra rebondissait en de somptueuses boucles soyeuses sur ses épaules. Tant de vie qui s’échappait de son carcan. Comme un bouquet de fleurs odorantes. Je comprenais pourquoi on nous cachait les cheveux des femmes depuis des siècles. Quel érotisme. J’en tremblais doucement à chaque fois qu’elle venait à hocher du chef.
Il devait être dix heures vingt-huit, au moins, lorsque je sentis plus que ne vis Mr Mohamed trainer en bout de rayon. Il faisait mine de vérifier le pied cassé de la gondole. Ce pied cassé depuis des mois. Je laissai Samra à sa caisse et me concentrai sur mon travail. Mr Mohamed, en micro-manageur accompli, était toujours là. J’étais resté trop longtemps immobile, à humer l’odeur du shampoing de Samra. Il ne fait pas bon faire le mort lorsque les vautours planent.
Mr Mohamed aimait bien qu’on vérifiât la date de péremption des articles sur les étagères à réachalander. J’ôtai avec une componction à peine feinte les stylos anti-cors Scholl de leurs petits compartiments.
Une chose qui n’en était pas une autre se passa. Ils portaient tous la même date de péremption.
La date de mon anniversaire.
Je les vérifiai minutieusement un à un. Oui, pas de doute possible. L’inquiétude des grands soirs me gagna immédiatement.
Je ne me dis qu’une chose : cela allait être ma fête.
Je replaçai les stylos anti-cors en rayon, l’air de rien. Mais quelque chose s’était mis en mouvement en moi. J’en savais assez sur la cruauté du destin pour me savoir en danger.
Dix heures vingt-neuf. Une seule petite minute de rien du tout s’était écoulée. Elle avait pourtant suffi à faire de moi le jouet de dieux dont les caprices n’étaient plus à démontrer.
Jason ou Thésée n’auraient pas eu plus de raisons de paniquer. Le Mal me guettait. Je le ressentis roder autour de moi tout au long de la journée, à l’affut de la moindre erreur de ma part.
J’ouvrais les palettes avec prudence, m’attendant à chaque instant à ce qu’une montagne de bocaux éclatât à mes pieds. Humant à n’en point douter mon trouble dans la bise, les clients effectuaient des détours désespérés pour échapper à ma proximité. Mr Mohamed, même, avait cessé de me tourner autour.
J’attendais le drame avec une résignation teintée d’un brin de curiosité malsaine.
Aussi, lorsque j’entamai l’après-midi toujours indemne, l’inquiétude fit place à la panique. Tout valait mieux que l’expectative. Je donnais de petits coups d’épaules aux amoncèlements de papier essuie-tout, je plaçais des boites de conserve en équilibre instable. Rien n’y fit, les dieux ne se laissaient pas forcer la main.
Au bord du gouffre, le danger omniprésent, j’avais cruellement besoin de trouver ne fusse qu’un court instant d’apaisement. Je laissai en plan une demi-palette qui ne demandait pas mieux, et m’approchai subrepticement de la caisse de Samra. Un client pénétra dans le magasin, les portes coulissantes coulissèrent et un grand courant d’air emporta les effluves du shampoing de Samra jusqu’à moi. Je humai l’air tel un cheval harassé qui sent l’odeur d’un crottin familier.
Un homme n’est rien sans son ambition. Un instant celle-ci me fit oublier mes malheurs existentiels. Samra se penchait sur son tapis roulant pour se saisir d’une bouteille de pinard récalcitrante. J’observai avec délectation et frayeur sa combinaison lui mouler les seins l’espace d’un de ces instants dont les rêves se nourrissent. Mon esprit fila à toute allure. Comment arriverais-je, un jour, à toucher ces seins ? Ce foulard qu’elle ne portait pas à sa caisse ne la rendait-il pas hors-limites ? L’intégration et le multiculturalisme ne passaient-ils pas aussi par l’égalité face au désir ? N’étais-je pas en ce moment-même en train d’apporter ma pierre à l’édifice du sauvetage de la société multiculturelle occidentale ?
Un regard vers la pile d’oranges et, surtout, Redouane qui m’observait observer Samra ne laissa planer aucun doute sur la noblesse de mon action ni sur la qualité de mon âme. Je haussai les épaules et fit craquer une cervicale d’un geste mâle. Redouane avait pour lui l’avantage de l’appartenance, mais moi celui de l’exotisme. Une femme reste une femme, il devait exister une manière d’aimer bibliquement les femmes coraniques.
(extrait 2)
Les bureaux du Fonds du Logement de la Région de Bruxelles Capitale se situaient rue de l’Été. Un présage plutôt favorable, j’en savais toutefois assez sur les choses de la vie pour ne pas m’y fier. Les mots super, il fait beau m’avaient toujours autant dégouté que long weekend.
Yann et Émilie n’allaient même pas exiger de rendez-vous. Ils se contenteraient de recevoir leur nouveau taux par la poste. Évidemment, quand on s’était bien gentiment fondu dans le moule de la société, les choses étaient simples. Moi, j’avais désespérément besoin d’avoir un humain face à moi. Il me fallait le regarder dans les yeux, de primate à primate, et lui exprimer l’étendue de ma détresse.
La salle d’attente était pleine. Les décorateurs avaient choisi un vert électrique terrifiant pour les murs qui s’harmonisait parfaitement avec ce que l’univers allait probablement m’infliger.
Comme toujours, le public cible rassemblé dans l’espace de l’angoisse était le même. Des étrangers et des jeunes. Les jeunes avaient moins de trente ans, cherchaient un petit coup de pouce pour réaliser l’acquisition de leur premier bien immobilier. Les étrangers étaient de tous âges mais généralement plutôt débrouillards et décidés. D’une certaine manière, le Fonds du Logement, c’était l’étape qui suivait le CPAS et le syndicat dans le parcours d’intégration. Il n’y a rien de plus docile et investi dans la paix sociale qu’un petit propriétaire.
Mon segment démographique était carrément sous-représenté. Le traitre attendait de recevoir son nouveau taux par la poste. Tout de même, assise contre le mur du Fonds, je remarquai une femme. Elle n’était certainement pas vieille mais elle n’était plus toute jeune non plus. Elle devait avoir mon âge ou un peu moins. Je lui aurais, à la grosse louche, donné un peu plus mais j’avais tendance à me donner tellement moins que je devais être dans le bon.
Elle se tenait immobile, les yeux fermés. Son visage était détendu, ses traits fins et réguliers. Son ossature clairement avantageuse et une pigmentation d’ici et d’ailleurs n’étaient pas pour me déplaire. Elle donnait l’impression de s’être endormie. Il y avait une place libre à côté d’elle. Une autre aussi, un peu plus loin, d’où j’aurais tout le loisir de l’observer à la dérobée.
Comme souvent dans la vie d’un homme local, le destin prit les choses en main. La porte de la salle d’attente s’ouvrit derrière moi et un jeune couple aux dents longues entra. Mécaniquement, j’avançai pour faire de la place et, après avoir eu arraché un ticket au passage, j’allai m’assoir à côté de la femme au teint d’ici et d’ailleurs.
Je pris place subrepticement, tentant en vain de n’avoir l’air de rien. J’échouai. Elle entrouvrit un œil l’espace d’un instant et me fit comme un sourire.
Nous ne devions pas nous trouver du tout dans le même créneau fiscal, elle avait l’air beaucoup trop détendue. Cela cadrait assez bien avec son apparence générale. Moi j’en faisais un petit peu trop à tous les niveaux. Elle, elle avait une sorte de style sans chichis mais soigné à la mesure de son ossature altière et sa coupe de cheveux fonctionnelle mais impeccable. Dans le détail, elle était encore plus impressionnante.
— Ils en sont au combien ?
Je sursautai, mais me dominai. Elle avait la voix légèrement rauque, sans accent. Elle avait parlé doucement, un peu trop, je n’étais pas absolument persuadé que c’était à moi qu’elle s’était adressée. Elle se racla la gorge, ouvrit un œil et se tourna vers moi. Elle avait l’œil vert et toute une série de petites cicatrices partant de la mâchoire jusqu’à la tempe. Un atoll laiteux. Ç’eût pu être de la Body Mod mais cela n’aurait pas tout à fait cadré avec le reste de sa personne. Un heureux accident qui avait rehaussé plutôt que déformé.
(extrait 3)
Le cocktail toucha à sa fin. J’étais à la fois vide, rempli, exténué et énergisé. Mes pieds ne touchaient plus le sol, mes éditrices me remorquèrent tel un ballon Dora l’exploratrice le long des allées de la Foire vers le stand de la maison d’édition pour une séance de dédicaces. Mon badge Auteur accroché bien en vue à ma chemise, je me sentais Amélie Nothomb, le chapeau en moins.
Bien qu’il ne fût que midi, le stand microscopique de la maison d’édition était déjà chauffé à blanc par les rangées compactes d’halogènes.
Mes éditrices avaient toujours l’œil humide. Bien entendu elles étaient heureuses pour moi. Mais il ne s’agissait pas uniquement de l’action de leur neurone-miroir sur leur système hormonal. Un évènement comme celui-ci représentait une rare validation de leur travail. Le peu de visibilité médiatique de leur toute jeune maison d’édition ne leur permettait pas d’avoir un retour crédible sur la qualité de leurs publications par le truchement de leurs chiffres de ventes. Les jours comme aujourd’hui, c’était l’Univers qui leur révélait, le temps de quelques battements de cœur effrénés, l’immensité de Son Plan que tout reliait. Il récompensait cette audace d’avoir écouté la voix qui les entrainait sur les chemins hasardeux de leur Destinée.
J’espérais qu’elle le savourait, ces moments étaient rares lorsque l’on se trouvait tout en bas de l’échelle. J’en savais quelque chose.
— Ça s’est vraiment bien passé, me dit Mireille, toute chose.
— Tu as été incroyable, ajouta Steffi avec un rien de stupéfaction.
Sa stupéfaction me frappa de plein fouet. Je redescendis immédiatement sur Terre. Le Delhaize, déjà, fondait sur moi.
Mireille installa une pile de mes livres sur le comptoir à côté du panneau Auteur en dédicace avec mon nom et ma photo dessus.
Le Delhaize pesant sur ma poitrine, chaque inspiration était un acte d’héroïsme.
— Oui, soufflai-je pour faire bonne figure. Les gens ont l’air d’avoir apprécié.
— Ils ont adoré, confirma Steffi qui, tout à son émoi, ne me faisait toujours pas l’obole de m’épargner sa stupéfaction.
Mireille me regarda droit dans les yeux comme si elle avait subitement reconnu en moi son fils spirituel.
— Il s’est vraiment passé quelque chose de fort. Tu as un don. Cela se ressent aussi dans ton livre.
Je déglutis péniblement. Mireille et Steffi n’avaient pas aimé mon second livre. Elles avaient carrément refusé de le publier et, ne le jugeant pas à la hauteur du premier, m’avaient même dissuadé de tenter de le sortir ailleurs.
Il y avait certainement quelque chose d’approprié à dire, mais je ne trouvai pas. C’était le genre de situation qui pouvait se détériorer assez vite. Heureusement, Steffi enchaina :
— Tu as eu de bons contacts, après ? Je t’ai vu en grande conversation. En tout cas, nous, on a eu déjà pas mal de gens intéressés.
— Oui, oui, dis-je soulagé. Mais pas seulement pour le livre. J’ai eu une réalisatrice qui a des problèmes avec son scénario et qui cherche quelqu’un pour l’énergiser.
— C’est tout toi, ça ! explosa Mireille.
— Il y avait aussi un réalisateur qui cherche son prochain film et à qui le livre a beaucoup plu, j’ajoute, un peu de ma superbe retrouvée. Et un producteur qui cherche des scénaristes à combiner avec ses réalisateurs pour une série de courts-métrages.
— Ah, bon, dit Steffi plus perplexe que stupéfaite à présent. Pas que pour le livre alors.
Telle la marée du Mont-Saint-Michel, le Delhaize se retira au galop.
— Non, j’ai l’impression que le secteur est à la recherche de voix plus que d’histoires. La plupart n’avaient pas lu mon livre mais c’était ma présentation qui leur avait plu.
— Et c’est du concret ? s’enquit Mireille.
Je consultai mon téléphone. J’avais déjà reçu plusieurs mails.
— La réalisatrice qui cherche quelqu’un pour son scénario vient de me l’envoyer avec les coordonnées de son producteur. Et le type des courts-métrages m’a envoyé des liens vers les films des réalisateurs avec qui ça pourrait coller.
— C’est ce qui s’appelle frapper le fer tant qu’il est chaud, commenta Mireille.
— C’est dingue la vitesse à laquelle ça va, dit Steffi complètement troublée. Un instant tu es une chose et puis, l’instant d’après, tu es tout autre chose et c’est un nouveau monde qui s’ouvre.
— Oh ! s’exclama Mireille. Voilà quelqu’un. Tu as de quoi signer ?
Steffi me tendit un Bic. Mireille avait déjà le regard fixé sur le visiteur derrière moi. À la Foire du livre, quand un visiteur établissait un contact visuel, on ne le lâchait pas.
Je me retournai lentement, très auteur en dédicace.
Le teint d’ici et d’ailleurs, le corps souple et musclé, l’atoll laiteux. Pas de doute, c’était elle.
Mes pupilles se dilatèrent et se contractèrent sous l’effet de l’endorphine d’abord, du cortisol ensuite. Excitation et angoisses, les deux extrêmes de mon pendule émotionnel. Je me mis à respirer avec attention dans l’espoir de calmer mon système limbique qui s’affolait. Que faisait Esmée ici ? Qu’allais-je lui dire ?
Les quatre inspirations saccadées que j’avalai tandis qu’elle n’effectuait qu’un pas n’étaient pas bon signe. Soit les lois de l’espace/temps n’avaient plus cours, soit je frisais l’hyperventilation.
Je bloquai ma respiration. La chaleur dégagée par les spots halogènes augmenta en flèche. Mes aisselles et mon cuir chevelu se mirent à transpirer, mes extrémités à picoter.
Esmée me sourit. Elle n’était plus qu’à quelques pas. Mon cœur se serra, mes organes furent parcourus d’un frisson primitif. Elle était encore plus belle debout qu’assise. Son corps était animé d’une houle torride, il tanguait, roulait, virait et chavirait. Son atoll migra sur sa joue lorsqu’elle me sourit comme si de rien n’était.
Je déglutis avec peine et me dressai d’un coup, surpris que mes jambes me soutinssent. Fébrile, je contournai le pupitre et franchis le dernier pas qui nous séparait.
(extrait 4)
C’était le matin. Ou du moins, il faisait jour. Et beau. Peut-être cela n’avait-il rien de surprenant. Je roulai sur mon flanc, le lit grinça comme une femme qui ne veut plus de moi.
Je me levai et m’habillai vaguement. Je sortis de ma chambre et descendis la volée d’escaliers qui me séparait du rez-de-chaussée. Mon corps, plié au moins une fois de trop ces deux derniers jours, rechignait à la tâche.
Au bas des escaliers, j’actionnai la poignée de la porte donnant sur l’extérieur. En fait d’extérieur, il s’agissait d’une cour carrelée, une sorte d’atrium poussiéreux.
Plus poussiéreux pour longtemps, une dame au teint très foncé et aux pieds nus y agitait un balai avec hargne. Lorsqu’elle m’aperçut, elle interrompit son travail pour me regarder. Elle avait les yeux assortis à son sari. Elle me dit quelque chose que je ne fis même pas semblant d’essayer de comprendre. Elle me sourit comme on sourit à quelque chose de con. Je hochai la tête et souris sans montrer de dents, on ne sait jamais.
La dame agita son balai vers une autre porte portant la mention Reception.
L’homme à la réception n’était pas le même que cette nuit lorsque j’étais arrivé. Celui-ci était beau. Extrêmement beau. Une apparition. Une symétrie à couper le souffle. Et une chevelure dense et volontaire de star de cinéma.
Je m’avançai un peu mal à l’aise. J’avais peur de tomber enceinte en le regardant trop longtemps. Il me sourit. Ses dents aussi étaient parfaites.
— Hello sir, me dit-il d’une voix enjouée.
— Hello.
— You have missed breakfast, m’annonça-t-il.[1]
Il se tourna vers l’horloge murale derrière lui.
— And lunch also, in fact.[2]
Je fis la grimace. J’avais les intestins congelés par les multiples pressurisations endurées ces deux derniers jours.
Le réceptionniste se méprit.
— Oh don’t worry sir. We will make a Kothu Parotta, just for you sir.[3]
Je levai les bras, faiblement.
— It is not necessary.[4]
— Oh yes, sir, I insist. It is no problem. Travelling is so tiring. Welcome to Tamil Nadu, sir[5]
Je haussai les épaules.
— Also, I am looking for a friend. She is an archeologist and is working here. Do you know where I could find her ?[6]
(extrait 5)
D’une part, il ne s’agissait que d’un bras de mer, sans doute pas de quoi en faire une montagne. D’autre part, j’étais clairement – et ce depuis un petit moment – en train de trahir, ou à tout le moins redéfinir, ce qu’était un homme local. N’étais-je pas en train de m’emballer dans le feu de l’action ? Pouvais-je vraiment traverser l’océan vers cette minuscule structure flottante entre mes doigts ? Me viendrait-il à l’idée de sauter dans un canot rouillé à Blankenberge pour rejoindre un navire au large ?
Non, je faisais face à une situation totalement neuve, une situation face à laquelle même l’homme local se transcendait.
L’aventure m’appelait !
Le trou de la taille de ce golfe du Bengale qui s’était creusé dans mon ventre se remplit soudain d’une multitude de papillons.
— Ok. Let’s do it ![1]
Praveen applaudit.
— Wonderful ! Wonderful ! Let’s go ![2]
Nous contournâmes un imposant rocher et empruntâmes un escalier sans fin taillé dans la falaise qui nous mena au rivage.
La plage était sale. Le sable était brun et des immondices, des restes de poisson recouvert de mouches et des chutes de filets de pêche s’entassaient deci delà. Après le gazon manucuré du parc du Temple du Rivage, le contraste était intense. Même l’odeur était différente. Le subtil fumet de l’iode emporté par les embruns ne pouvait rien face au poisson pourri, le diesel et, comme nous nous approchions de la trentaine d’hommes assis sur leurs talons, l’odeur âcre d’un tabac qui m’aurait déjà envoyé à l’hôpital si nous n’avions été sur une plage bien aérée.
À notre approche les pêcheurs se levèrent un à un. De là-haut, ils pouvaient passer pour des Indiens sur une plage. Il ne me fallut toutefois pas longtemps pour me rendre compte que nous avions affaire à un autre type d’hommes, un type d’homme comme on n’en fait plus beaucoup à Bruxelles, des hommes solides et secs habitués aux privations et aux injustices de la vie. Des hommes d’extérieur.
Les paupières plissées, ils nous attendaient d’un air qui, s’il exprimait un vague intérêt calculé, ne manquait pas de me faire me sentir profondément inadéquat.
Lorsque nous ne fûmes plus qu’à quelques pas et que je fus à même de détailler balafres, moignons et yeux manquant, je ne pus qu’avaler péniblement ma salive tandis que Praveen tiraillait nerveusement sa moustache.
Son petit corps mou et faible à juste titre intimidé face à ces modèles de survie, Praveen hésitait à pénétrer complètement l’espace de ces hommes d’un autre temps. Prudemment, il fit un pas en avant, je me tins encore plus prudemment en retrait.
[1] — D’accord, allons-y !
[2] — Merveilleux ! Merveilleux ! Allons-y !
(extrait 6)
J’ajustai la pression de mon gilet de stabilisation et augmentai l’amplitude de ma descente. J’étais tenté d’aller l’inspecter de plus près. Déjà, à moins seize mètres, je me rendais compte que le massif était percé de toute une série de canaux et ouvertures d’où émergeaient une myriade de poissons de toutes les couleurs. Toutefois, une fois au fond, il me faudrait nager horizontalement pour rejoindre la station et, même si l’oxygène ne viendrait pas à manquer, je n’étais pas certain d’avoir l’endurance nécessaire pour effectuer confortablement le trajet.
Tout à coup une forme jaune et fuselée émergea d’un des canaux qui striaient le massif. Il ne me fallut qu’un instant pour identifier l’engin qui transperçait l’eau à grande vitesse. Il s’agissait du Véhicule Autonome Sous-marin que j’avais aperçus de la surface. Il avait l’air beaucoup plus grand, vu d’ici. Il devait mesurer plus d’un mètre de long pour un diamètre d’une trentaine de centimètres. Le tourbillon bouillonnant expulsé par une hélice ou une turbine derrière lui, lui donnait des airs de torpille. J’ajustai la pression de mon gilet de stabilisation et me penchai vers le fond pour le regarder passer. Il interrompit sa course à plusieurs reprises pour changer légèrement de direction, comme s’il se rendait d’un point intermédiaire au suivant. Bien qu’il corrigeât sa trajectoire, il ne faisait aucun doute qu’il se rendît à la station.
Je fis un instant un vague effort pour tenter de le rattraper en profitant de ma position avantageuse mais il était beaucoup plus rapide que moi. Je l’admirai tandis qu’il filait à toute vitesse vers la station. En quelques instants, il l’avait atteinte et piquait vers le fond pour remonter à la verticale par dessous, là où devait se situer la piscine d’accès.
La station ressemblait à s’y méprendre aux thermos pressurisés dans le hangar. Je me laissai emporter par mon erre jusqu’au hublot le plus proche et jetai un regard à l’intérieur. Un homme et une femme étaient accroupis autour de la Moon pool. Ils fixaient une bouteille d’air comprimé au bras télescopique du Véhicule Autonome Sous-marin.